samedi 4 août 2012

Qui a volé le goût de la tomate ?


L'intégrale du remarquable article que consacre le magazine du Monde à nos relations ambiguës avec la tomate






C'EST UN JARDIN TRÈS ORDINAIRE, un petit jardin à la française. Il y a là, derrière la maison, quelques fleurs, un petit abri pour le matériel et les boissons fraîches, un banc ombragé pour les siroter et, vers le fond du jardin, un potager. Quelques rangs de haricots, un carré de pommes de terre, des carottes, des salades, des fraises peut-être. Uniquement des fruits et légumes vivant sous terre ou au ras du sol. Si bas que leur entretien et leur récolte provoquent quelque gêne dans le bas du dos du jardinier. Qui le leur reproche souvent, in petto ou chez le médecin. Et puis il y a ces plants, bien accrochés à leur tuteur, qui s'élèvent à hauteur de jardinier, bonne idée pour se faire apprécier. Pour ne rien gâcher, les tiges et les feuilles sont comme un délice pour le nez, et les fruits très agréables à la vue : arrondis comme des pommes, souvent rouge vif, parfois ornés d'une belle collerette verte ; plus rarement jaunes ou orange, voire zébrés. Des tomates. Pommes d'or en italien, ketchup en américain.


"Elles sont les reines du potager. Un potager sans tomates, ça ne ressemble à rien !", explique fièrement Nicolas Toutain, chef jardinier du château de la Bourdaisière, à Montlouis-sur-Loire. "On en trouve dans le monde entier, leur consommation n'est contraire à aucune religion et, en France, elles ont été l'apport de l'acidité dans la cuisine", ajoute Christian Etienne, restaurateur d'Avignon surnommé "le pape de la tomate" depuis qu'il propose, chaque été, un succulent menu 100 % tomates, de l'entrée au dessert. "C'est le seul aliment que tout le monde sait cuisiner, car tout le monde sait encore que l'on peut faire une salade avec des tomates", ironise pour sa part Pascal Poot. Ce cultivateur alternatif possède un catalogue de plus de 300 variétés anciennes et propose des stages "savoir-faire et découverte" consacrés au fruit rouge, sur les hauteurs d'Olmet-et-Villecun, près de Lodève, dans l'Hérault. Si la tomate est à la mode, assure-t-il, c'est surtout pour "une question de besoins".


Populaire, reine du potager, la tomate est aussi, hélas, la reine des déceptions. Tous les malheureux qui se contentent de l'acheter au supermarché, au marché ou au rayon fruits et légumes d'une petite épicerie de quartier, en savent quelque chose. Son goût n'est plus ce qu'il était. Chaque été, cette année un peu plus tard que d'habitude, météo oblige, c'est la même histoire. Des experts patentés, vous et moi, radotent la même chansonnette que les moins de 30 ans ne peuvent pas comprendre. Ils dissertent sur son "vrai" goût, celui qu'elle avait dans ce grand jardin qu'est l'enfance. Avec le peu de mots que la langue française propose pour évoquer goûts, saveurs et odeurs, ils décrivent ce fruit sucré, ses quelques notes plus ou moins acidulées, et sa pulpe, ah ! sa pulpe, d'une incomparable texture, douce et charnue à la fois.
ILS ONT PATIENTÉ JUSQU'AUX BEAUX JOURS, dédaignant les tomates hors saison - comme Alain Juppé avec les cerises, ils ont décidé de ne plus manger de tomates en hiver. Et alors, quand vient l'été, on les voit flâner devant les étals des commerçants et les terrasses de restaurants, où ils tentent de débusquer ce souvenir qui hante leurs papilles et leurs cerveaux : sous les rondelles de mozzarelle, dans ces salades dites "italiennes" ; sous un mélange de mie de pain, d'ail et de persil, recette hâtivement baptisée "à la provençale" ; sur la croûte aillée des bruschettas. Déception garantie, fadeur assurée, goût introuvable. Il aurait été égaré, prétend la légende urbaine, dans le laboratoire de quelque ingénieur agronome malfaisant. Ou dans une serre hollandaise, pays champion de la tomate "high-tech". Ou encore sur un de ces lits de laine de roche où les tomates hors sol poussent en abondance, quelque part en Bretagne, qui doit être l'autre région du soleil, puisque de là proviennent la grande majorité des tomates consommées en France.




La complainte a longtemps été sourde, réservée. Mais depuis que les melons ont retrouvé leur goût sucré et que les fraises semblent un peu moins trafiquées (odeur maximale, saveur minimale), la colère monte chez les défenseurs du "vrai goût" de la tomate. L'impatience se fait entendre jusque dans les beaux quartiers. Tendez l'oreille. En 2001, dans son livre Les Plats de saison (Seuil), Jean-François Revel fulminait contre des tomates vendues au supermarché Unico de Plougastel sous l'étiquette "la saveur retrouvée". Elles avaient, écrit-il, "encore moins de goût que celles de [son] petit maraîcher, qui en ont quand même un petit peu". Aujourd'hui, c'est une collègue de bureau qui "ne prend plus jamais de salades avec des tomates au restaurant". Ou une voisine, "intoxiquée par les tomates belges" quand elle vivait à Lille il y a quelques années. Le bataillon des déçus ne cesse d'enfler. Résultat, la consommation de la reine du potager est en baisse : - 6,2% en France en 2010, même si 95,1 % des foyers français ont acheté des tomates fraîches cette année-là, selon les statistiques de FranceAgriMer.


Que s'est-il passé pour que les Français prennent ainsi leurs distances avec cette pomme d'or qui reste leur fruit favori (consommation moyenne de 12 à 13 kilos par personne et par an) ? Un peu d'histoire. La tomate a fait son apparition en Europe au début du xvie siècle, emprunt des conquistadors espagnols aux Incas et aux Aztèques. Cette plante de la famille des solanacées a longtemps fait l'objet d'une certaine méfiance. Elle était seulement appréciée sous une forme médicinale ou pour ses qualités décoratives, avant d'être reconnue comestible (début du xviiie siècle) et de gagner sa place à table (début xixe siècle en France). Principale qualité du nouveau fruit, "toutes les variétés de tomates ont la faculté de s'adapter en trois générations à leur nouvel environnement", souligne Pascal Poot. Ainsi sont apparues la Marmande, la Montfavet ou la Roma, mais aussi la noire de Crimée, la cornue des Andes, la géante d'Orenbourg, la rose de Berne, la Grégory Altaï, la Paul Robeson... Impossible de recenser toutes les variétés existant à travers le monde. Plusieurs milliers, disent les spécialistes.


LONGTEMPS, LA DIVERSITÉ DES FORMEs et des couleurs fut la norme. On mangeait la tomate du coin, soit la variété la mieux adaptée aux conditions locales. "Avant les années 1880, les semenciers n'existaient pas, rappelle Pascal Poot. Paysans et villageois faisaient leur sélection en fonction du goût du fruit, de ses qualités nutritionnelles et de sa résistance aux maladies." Problème, les variétés anciennes se conservent mal après la cueillette, elles ont la peau fine, sont fragiles et difficilement transportables. Bref, pas très adaptées à la consommation de masse qui s'est imposée après la seconde guerre mondiale. Or, avec le progrès est apparu le goût de l'uniformité : semenciers, cultivateurs et distributeurs se sont mis d'accord, la tomate devait être rouge et ronde ou ne pas être. Les premières tomates hybrides ont commencé à pousser sous serre dans les années 1960, des variétés offrant de meilleures capacités de résistance et des rendements nettement supérieurs. Rondeurs et décadence.


"Au fil des générations, écrivait il y a quelques années la revue Semences et Progrès, on a cherché à introduire plusieurs gènes contrôlant la structure du fruit, l'épaisseur des parois et des cloisons internes, de la peau." Et c'est ainsi qu'ont été créées les tomates dites "long life" et le concept de "désaisonnalisation" : en rationalisant les cycles de production sous serre, en accélérant et en sécurisant les modes de transport, on pourrait manger des tomates tout au long de l'année. "Dans les années 1980, on a travaillé sur l'aptitude à la conservation et c'est là que les choses ont commencé à se dégrader", explique Mathilde Causse, chercheuse à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) à l'unité Génétique et amélioration des fruits et légumes de Montfavet (Vaucluse). On a créé des variétés longue conservation grâce à la mutation du gène RIN (ripening inhibitor). Leur maturation va être plus lente, leur texture va évoluer différemment pour devenir plus farineuse, moins aromatique. Et la production va se développer à grande échelle, sous les serres du Nord et du Sud : des tomates cultivées au Maroc et en Espagne pourront atteindre les marchés d'Europe du Nord en hiver dans un bon état de conservation ; celles de Belgique et des Pays-Bas prendront le relais au printemps, celles de Bretagne en été pour la consommation française. Il suffit de les cueillir avant maturité et de les charger dans des camions frigorifiques et on aura des tomates toute l'année.








Parfait, sauf que manque de soleil et chaîne du froid égalent blocage des arômes et perte de goût. Mais qui se souciait alors des saveurs de la tomate ? Selon Pascal Poot, "le goût n'a pas été pris en compte. Au contraire, c'est plutôt l'absence de goût qui était recherchée, une forme de neutralité." Sur la terrasse de son restaurant qui voisine le Palais des papes, à Avignon, Christian Etienne se souvient de sa première conversation avec une spécialiste de l'INRA, lorsqu'il envisagea de créer son menu tomates, voilà une vingtaine d'années : "Elle m'a dit que j'étais la première personne à lui poser des questions sur le goût !" "Pendant longtemps, on n'a pas sélectionné en fonction du goût, on pensait qu'il était inhérent à la tomate", reconnaît d'ailleurs Mathilde Causse. Selon cette chercheuse, le goût est devenu un sujet de préoccupation pour les consommateurs – et donc pour les producteurs – voilà une quinzaine d'années, lorsque tomates hollandaises et daniela israéliennes, toutes plus "élaborées" les unes que les autres, avaient envahi les marchés. "Les hybrides F1 sont obtenus à partir de lignées pures, précise Eric Marchand, producteur de semences, de plants et de légumes à Boug-lès-Valence (Drôme). Dans ce mode de sélection, on appauvrit le caractère génétique des deux parents jusqu'à obtenir le gène voulu, avec le caractère voulu. Or, favoriser la stabilité et l'homogénéité, c'est le contraire du vivant. Donc du goût."


Dans leurs potagers et dans leurs laboratoires, jardiniers et chercheurs se sont donc remis au travail. D'Italie est venue une idée brillante. Puisque l'odeur de la tomate participe largement du plaisir qu'il y a à la consommer, proposons donc des tomates odoriférantes. Comment ? En les présentant sous forme de grappes, attachées à leurs tiges, là où se niche l'odeur de la tomate, que tout un chacun confond avec son goût. Un plaisir apparemment retrouvé, mais un non-sens botanique, puisque les fruits d'une grappe ordinaire, normale, mûrissent progressivement, jamais en même temps, rappelle Nicolas Toutain, le jardinier-chef de La Bourdaisière. Comme les autres variétés longue conservation, la tomate grappe a donc perdu une partie de ses qualités gustatives. Et déçu ses amateurs. Prochaine sur la liste des désillusions, la tomate cerise, la plus prisée des plus jeunes – "elle ressemble à un bonbon et elle est sucrée", relève Nicolas Toutain. Longtemps aveuglée par son traumatisme dû aux tomates belges, la cliente du marchand de Belleville vient de réaliser qu'en plein été, les minitomates lui coûtent 19,95 euros le kilo. Nouvelle déception. Eternel recommencement.




ALORS QUE FAIRE ? Premièrement, savoir raison garder. Se demander avec Christian Etienne si cette histoire du "vrai goût" disparu ne relèverait pas de l'ordre du fantasme : "On cherche aussi le bon pain d'avant et il y a toujours eu du bon et du moins bon pain, comme il y a toujours eu des bonnes et des mauvaises tomates", rappelle le chef avignonnais. Ensuite, savoir que le goût est chose extrêmement subtile – celui de la tomate met en jeu 300 à 500 molécules (sucre, mais aussi tanins, terpène, flavonoïdes, acides aminés...) – et très personnelle. "Chacun de nous a ses propres références. Si vous avez été content de découvrir un goût, vous allez essayer de le retrouver", souligne Patrick Mac Leod, retraité de la recherche en neurophysiologie sensorielle et fondateur de l'Institut du goût, à Paris. "La mémoire du goût, cela n'existe pas, la mémoire existe et il n'y en a qu'une et elle est associative, reprend M. Mac Leod. Par exemple, je ne me souviens pas très bien du goût des tomates que j'ai mangées il y a dix ans, je me rappelle mieux le goût de celles que j'ai mangées il y a deux ou trois ans."


De nos cinq sens, ajoute-t-il, la vision est prioritaire : "Nous avons 1,5 million de canaux sensoriels qui envoient leurs informations au cerveau. Un million concernent la vision, 500 000 les quatre autres sens. Pour vendre leurs tomates, les producteurs s'adressent en priorité à leur aspect. Et les gens qui ont acheté un beau fruit sont contents de le manger puisque c'est beau. Jusqu'à ce que quelqu'un se lasse et se demande pourquoi il n'y a pas de goût là-dedans." Après la vision vient le temps du toucher, "la texture va avoir son importance", puis l'odeur. Une fois en bouche, "il n'y aura plus que le goût, poursuit le chercheur. Le cerveau combine alors les images sensorielles du goût et de l'odeur pour n'en faire plus qu'une, laquelle sera associée à celle que j'avais fabriquée avec mes yeux. Au final, j'aurai une image unique dans le cerveau, associée au mot tomate." Et la quête du "vrai goût" peut commencer si cette combinaison évoque un certain plaisir.


Enfin, plutôt que de désespérer ou de pester contre les progrès de la recherche, ne pas oublier que partout des producteurs et des institutions se démènent pour faire revivre des variétés malmenées par la recherche. Journées et fêtes de la tomate connaissent un succès grandissant. Chez Jardin'Envie, à Bourg-lès-Valence, Eric Marchand promet qu'en revisitant les méthodes ancestrales et en les enrichissant des connaissances nouvelles, on peut obtenir des tomates qui peuvent se conserver jusqu'à trois mois à température ambiante, tout en gardant un goût agréable. A Olmet-et-Villecun, Pascal Poot assure qu'il réussit à redonner aux enfants l'envie d'en manger. Et Christian Etienne défend vigoureusement la cause des tomates provençales, toujours les meilleures à ses yeux. "Il n'y a jamais eu autant de diversité de goûts qu'aujourd'hui, plaide Mme Causse, à l'INRA. Mais les mêmes consommateurs qui exigent plus de goût veulent en acheter en toute saison, même en hiver, tout en réclamant qu'elles ne soient pas trop chères ! Beaucoup d'autres fruits et légumes ont perdu de leur saveur, mais personne n'écrit sur le goût perdu des haricots." Revers de la gloire, on ne pardonne rien à la reine des potagers.


Eric Collier. Photos Reinhard Hunger

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